Des bidonvilles, que l'on détruit inlassablement,  en condamnant leurs habitants à toujours plus de précarité, en parlant des publics de plus en plus nombreux qui s'invisibilisent en ne réclamant plus leurs droits ou en disparaissant des radars des institutions,  une plus grande part de la population devient de plus en plus invisible; et quand on en aperçoit des signes de vie, c'est insupportable aux yeux des pouvoirs publics et des institutions qui ne rêvent que d'éradication et de résorption.

Dans le domaine social, l'invisibilité ne s'explique et ne se comprend que par le processus de l'invisibilisation qui est agi depuis les politiques publiques.

Ce processus est inspiré par un espoir fou que ce que l'on ignore suffisamment longtemps, finira par disparaitre.

Bien entendu, il n'en est rien et comme nous l'apprend la théorie psychanalytique, ce que l'on refoule, prend toujours plus de force, plus de place, au point de mettre en échec tout fonctionnement ordinaire.

La Philosophie sociale propose une démarche toute inverse; ce qui a été dissimulé, doit être mis en lumière, porté sous le feu des projecteurs.  Il faut s'occuper de ce qui se développe dans l'obscurité, et pour cela il faut commencer par le stade préalable de la reconnaissance.

Les institutions ne progressent pas depuis leurs rapports d'activité, le fastidieux exercice de l'exposé de ce qu'elles font ou ont l'intention de faire. Elles ne peuvent progresser que depuis la pleine reconnaissance de ce qui les met en échec. Et pour cela, il faut oser sortir de leur point de vue, qui est aussi un point aveugle, au sens kantien du terme.

C'est Freinet qui met en lumière que les mêmes enfants qui sont présentés comme inaptes à l'école traditionnelle, sont à même de donner corps à une communauté scolaire orientée vers un travail véritable; c'est Korczak, qui met en scène les enfants des rues de Varsovie pour leur permettre de devenir les héros de sa république d'enfants; c'est Freire, qui affirme que la foule des paysans analphabètes sont les détenteurs d'une authentique culture du peuple.

C'est enfin Radlinska qui explique que c'est le territoire et non les seules institutions sociales , qui doit servir de cadre à un projet éducatif et social, véritables.

Accusés de tous les maux, les groupes sociaux les plus éloignés des institutions, nous démontrent la nécessité de nouvelles approches et de nouvelles pratiques sociales.

Ce qui ne leur convient plus en termes d'actions éducatives et sociales, ne convient en réalité à personne , y compris pour les groupes sociaux qui s'en contentent ou qui se débrouillent autrement.

Ce que nous apprennent ces publics exclus, dès lors qu'on les met au centre est qu'il n'existe en réalité aucun développement social véritable pour personne, si ce développement oublie et invisibilise les publics les plus en besoin.

Il n'y a en réalité aucun modèle de "bon" développement social, économique, culturel, s'il produit et renforce encore plus de précarité; il n'y a dès lors que de "mauvais modèles", qui font la preuve de leur inadaptation.

A l'inverse, un modèle qui fera ses preuves auprès de ces mêmes "publics invisibilisés", sera bon pour tous, de la même manière que les aménagements urbains d'inclusion et d'accessibilité , sont toujours utiles pour tout le monde, au delà des groupes pour lesquels ils ont été destinés.

L'énergie perdue à dissimuler, à passer sous silence, à contrôler et réprimer ce qui est condamné à l'invisibilité , trouve dès lors à être réemployée pour de véritables initiatives de changements et de développement.

C'est cette voie simple, pour ainsi dire "naturelle" (au sens contraire d'artificiel), que proposent la Philosophie sociale, et les pratiques de Pédagogie sociale (qui en découlent).